Écrire pour donner la vie ; après le triomphe de Cronos, Linda Lê s'approprie l'écriture autobiographique dans un exercice de liberté d'une puissance étourdissante. L'essai d'Élisabeth Badinter intitulé Le Conflit soulignait, l'an passé, la dureté de l'injonction faite aux femmes par l'obligation non seulement d'être mères, mais de l'être absolument, dans un fantasme de perfection typique d'une société où la sphère privée est devenue un spectacle permanent. En écrivant à l'enfant qu'elle a choisi de ne jamais concevoir, Linda Lê s'affranchit du monde en général pour poser un regard strictement personnel sur sa volonté de ne pas devenir mère. Ce travail autobiographique lui permet d'éclairer les premiers jalons qui, dans l'enfance, préparent l'expression de sa liberté d'adulte. La figure étouffante de la mère et une adolescence passée dans un monde exclusivement féminin contribuent à forger un désir de soi, aussi évident que douloureux à porter dans le regard de l'autre, et plus particulièrement de cet homme, S. Car l'homme qu'elle aime veut avoir des enfants. Chaque jour il tente de lui montrer que son refus se fonde sur l'erreur : erreur d'analyse, trop intellectuelle ; erreur ontologique d'un égocentrisme qui aurait mal tourné ; erreur personnelle, d'une peur jamais confrontée, etc. La narratrice, elle, en lieu et place d'idées toutes faites, voit défiler de simples images, précises et palpables : celle d'un enfant qu'elle ne saurait pas aimer, quelle que soit son identité, et celle d'un écrivain qui perdrait forcément la sienne à l'éduquer. « On ne part pas à la conquête du Graal avec une poussette », écrivait Karen Blixen. Et là où l'expression de la liberté devient intolérable aux yeux des notaires de ce monde exigeant une conversion systématique au modèle de la famille, la narratrice écarte toute forme de dureté, toute prétention à une règle édifiée à d'autres qu'elle-même. Bien au contraire, c'est toute la douceur de son amour qu'elle offre à cet enfant qui n'existera jamais, mais vit sans cesse, à chaque seconde, dans l'imaginaire lumineux de sa conceptrice.